19e – La relégation – Le premier convoi de récidivistes

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Article de l’Illustration n° 2282 du 20 novembre 1886

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Portail de la citadelle de Saint-Martin-de-Ré

Nous savons que la loi sur la relégation des récidivistes aux colonies a été votée le 27 mai 1865. Elle vient d’être appliquée pour la première fois.

Ce retard dans l’application de la loi tient à deux causes. L’une est l’indulgence des tribunaux; sachant qu’une peine de plus de trois mois entraînerait la relégation pour certains récidivistes, les juges, quand le délit à punir n’est pas très grave, reculent devant cette aggravation de peine et condamnent à trois mois seulement. L’autre est l’obligation imposée par la loi de ne reléguer que des individus ayant fait leur temps de prison. Ceci vous explique qu’il ait fallu dix-huit mois pour réunir le premier convoi qui vient d’être embarqué.

Il se compose de 438 individus qu’on a amenés des diverses prisons de France au dépôt de Saint-Martin-de-Ré. L’ancienne citadelle de cette île a été convertie en prison, en 1871, pour loger les hommes de la Commune, et l’aumônier, qui y est depuis seize ans, est plein de souvenirs sur le séjour qu’y fit Henri Rochefort et d’autres condamnés des conseils de guerre. Elle est devenue, depuis, le dépôt où les forçats attendent leur embarquement pour Nouméa. La vue d’un des bastions que je vous envoie donnera une idée de ces fortifications à la Vauban. J’ai fait aussi un dessin de la porte au moment où les récidivistes sortent pour aller s’embarquer. Avec son pont-levis et ses herses rébarbatives, elle a bien la mine qui convient à la porte d’un pareil établissement.

Embarquement des récidivistes
Embarquement des récidivistes
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Chemin de ronde de la citadelle de Saint-Martin-de-Ré

Les forçats ont été délogés de deux des casernes et les récidivistes y ont été installés. Ils y ont passé six semaines à attendre le paquebot qui les emporte, soumis à un régime un peu moins rigoureux que celui des prisons ordinaires. Mes trois dessins du dortoir, du réfectoire et du promenoir formeront un tableau très exact, je crois, de l’existence qu’ils y menaient.

Les dortoirs. – Les dortoirs étaient installés sur le type des dortoirs des forçats; des prévôts, choisis parmi les récidivistes, les surveillaient, et des gardiens faisaient des rondes incessantes pour maintenir l’ordre. Comme lit, un matelas, des draps et des couvertures. Pas plus que les forçats, les récidivistes n’avaient à leur disposition ni feu, ni lumière. Ils se couchaient aussitôt la nuit venue, et ne se levaient que lorsqu’il faisait jour.

Les dortoirs
Les dortoirs

La salle de réfectoire. – Cette salle sert en même temps de chapelle, on y dit la messe le dimanche. Les récidivistes faisaient deux repas par jour. Ils recevaient tous les matins un pain de 750 grammes, moins noir que celui de beaucoup de nos paysans et mieux fait. On leur donnait un quart de vin après le déjeuner, ce que n’ont point les soldats, et de la viande quatre fois par semaine. Ceux qui avaient de l’argent pouvaient acheter des plats supplémentaires jusqu’à concurrence de quarante centimes, maximum de dépenses qu’on ne peut pas dépasser. On leur permettait le tabac à chiquer et le tabac à priser. En somme pour la nourriture, comme pour le coucher, le sort des récidivistes au dépôt n’avait rien de particulièrement pénible.

Le réfectoire des condamnés à Saint-Martin-de-Ré
Le réfectoire des condamnés à Saint-Martin-de-Ré

C’est là, au réfectoire, tous les visages étant tournés vers moi, que j’ai pu examiner le mieux le triste ramassis de misérables dont la société allait se débarrasser. L’administration pénitentiaire, pour épargner une honte inutile aux familles, avait mis comme condition à ma visite que je ne prendrais aucun portrait et que je ne donnerais aucun nom. Mon dessin, pris sur nature, n’en reproduit pas moins, malgré cette restriction, le spectacle étrange et impressionnant où toutes les laideurs morales et physiques étaient confondues : des figures flêtries par le vice et anémiées par les fréquents déjours dans les prisons; des têtes de dogues aux grosses mâchoires et des têtes de fouines rusées et pointues. Le plus chevronné de tous, un homme de quarante-trois ans, en était à sa quarante-sixième condamnation. D’autres en avaient quarante-deux, trente-six, vingt-quatre. La moyenne était de douze à quinze. En somme, des incorrigibles, chez qui tout ressort moral était irrémédiablement brisé. Loin d’affecter du cynisme, la plupart avaient plutôt l’air humble, oblique et louche, hypocrite et mielleux, comme s’ils se faisaient moins d’illusion que personne sur leur propre abjection.

La cour-promenade. – Dans la cour, où ils se groupaient par deux et par trois, il n’y avait plus cette impression d’ensemble, mais on apercevait mieux les allures individuelles, presque tous portant encore leurs effets particuliers. On reconnaissait là le vagabond, effroi de nos paysans, qui erre dans les campagnes, mendiant ici, demandant là avec menaces et volant quand l’occasion s’en présente; type pittoresque, chargé de haillons et qui a quelque chose de la démarche des bêtes sauvages, dont il a embrassé la vie; le rôdeur de barrières avec l’ignoble casquette à pont et la cravate de couleur voyante; l’employé infidèle, coutumier de détournements, qui essaie de garder les manières d’un monsieur dans l’immonde milieu où il est tombé; le camelot des villes, bonneteur et escroc, à la physionomie canaille et rouée.

La cour-promenade
La cour-promenade

Les vagabonds dominaient, dans la proportion de 60 p. 100. Ensuite les motifs de condamnation les plus fréquents étaient le vol, l’escroquerie, la rupture de ban et l’attentat aux moeurs.

Les récidivistes étaient soumis au travail. On leur faisait effilocher de vieilles cordes pour en faire des étoupes à calfater les navires. Je vous envoie le croquis d’un atelier.

Atelier
Atelier

Ils ont toujours témoingné très peu d’entrain pour cette besogne. Tandis que les forçats, leurs voisins, arrivent à produire une moyenne de deux francs par jour, eux n’ont jamais dépassé vingt-sept centimes.

Les moyens de châtiment employés contre eux étaient les mêmes que pour les forçats. Il n’y en a qu’un, du reste, c’est la cellule. Je vous en ai dessiné une. 

Une cellule
Une cellule

Figurez-vous une pièce toute blanche, des murs blancs, le plafond blanc, absolument nue, ayant pour tout mobilier une planche inclinée qui sert de lit et, au pied de ce lit, une chaîne, la manille, qu’on passe au pied du condamné. Il tombe de toute cette blancheur un ennui qui fait froid aux os. Jadis les moyens de répression étaient bien plus cruels; on conserve, au magasin des fers

Magasin des fers
Magasin des fers

des chaînes singulièrement lourdes et ce qu’on appelait le lit de justice

Lit de justice
Lit de justice

, où les forçats dormaient accouplés deux à deux et l’anneau de leur chaîne passé dans une tringle. Ce ne sont plus là que des souvenirs, le lit ne sert plus et les chaînes sont devenues des ornements d’un genre assez lugubre qui festonnent le mur.

L’embarquement. – Avant de s’embarquer, les récidivistes ont dû revêtir un uniforme créé pour eux, une vareuse et un pantalon gris, et un chapeau mou, ront et gris aussi. Ils ont reçu, en outre, chacun une musette de soldat pour y enfermer les objets laissés en leur possession.

Ils ont défilé, surveillés et conduits par des soldats. Une petite anse, ménagée dans le rempart devant la porte de la citadelle, est remplie d’eau à marée haute. C’est là qu’ils se sont embarqués. Des chalands venaient les chercher et les transportait sur l’aviso le Travailleur. Je vous ai fait un dessin de la scène qui ne laissait pas d’être impressionnante. Le Travailleur les a transportés à son tour dans la rade de l’île d’Aix où ils ont été définitivement embarqués à bord du paquebot la Ville-de-Saint-Nazaire affrêté par l’Etat pour les emmener à l’ile des pins, près de la Nouvelle-Calédonie.

Il me paraît intéressant d’ajouter qu’à leur arrivée au dépôt, tous les récidivistes étaient extrêmement irrités. Ils avaient purgé leur condamnation à la prison. Ils se considéraient comme en règle avec la justice et demandaient leur mise en liberté. Quelques uns ont menacé plaisamment le directeur, M. Solari d’écrire à leur député s’il ne les relâchait pas sans délai. M. Solari se contenta de faire afficher la loi de 1885 au réfectoire, où tous purent la lire, et l’agitation se calma.

L’idée de quitter la patrie, de faire un long voyage sur mer et d’aller dans des pays inconnus les épouvantait. Il n’en est guère qui se soient embarqués de bon coeur. Les délits qu’ils avaient l’habitude de commettre les avaient exposés, jusqu’à présent, à quelques jours ou quelques mois de prison seulement; ils risquaient cette peine pour vivre dans la société comme des loups dans un bois, sans cesse traqués mais aimant quand même leur existence d’aventures. Cette relégation qui les arrache au théâtre naturel de leurs exploits, les déconcerte complètement. A voir l’impression produite sur les individus de ce premier convoi, on peut considérer que l’effet de la nouvelle loi sera considérable parmi les chenapans.

(Cet article est un ancien article qui se trouvait sur mon site généalogique que je viens de fermer)